Ne dites pas que la danse est difficile ! Par Alain Crépin

 

Ne dites pas que la danse est difficile !

 

Par Alain Crépin

 

 

J’ai connu des moments difficiles à cause d’accidents de la vie, mais il y a toujours eu quelqu’un qui m’a regardé en tant qu’être humain et qui m’a fait comprendre que dans cette société, j’avais ma place.

Ces personnes m'ont poussé, moi aussi, à apporter ma pierre dans cette construction d'humanité et de solidarité.

Un jour de 2003, j’ai lu dans le journal un article d’un chorégraphe qui expliquait que la danse était à la portée de tout le monde. Il faisait une réunion pour en discuter au théâtre du Merlan à Marseille ; alors j’y suis allé, par curiosité. Thierry Niang 1 proposait à des personnes disposant de temps, de participer à des stages gratuits pour « non professionnels » dans des domaines artistiques tels que le théâtre et la danse.

Cela va faire huit ans maintenant que je fais partie de la troupe : une vingtaine de seniors y improvisent, sous sa direction, des ballets qui font l'objet de représentations en public. C'est devenu une passion que j'essaie de faire partager à des personnes de ma cité, de mon avenue... Je suis heureux quand je peux faire découvrir à des ami(e)s ce monde privilégié et méconnu.

Lors de la première rencontre, Thierry Niang nous a expliqué sa conception de la danse (…)

Le chorégraphe nous a proposé de venir à un atelier « pour voir ». Je suis allé à cet atelier où chacun de nous a découvert que cela lui plaisait, et que nous avions chacun un trésor, une richesse cachée en nous. Nous avons essayé de danser d’abord dans un atelier de trois-quarts d’heure. Ensuite, progressivement, nous avons continué, jusqu’au jour où il nous a dit : « Bon, maintenant on va préparer un premier spectacle. »

J’avais une curiosité mais aussi un doute. Je me disais : « Qu’est-ce-que je vais faire ? Comment y arriver ? »

 

 

Il nous a proposé un spectacle composé de duos de danseurs. Il a fait venir de jeunes danseurs professionnels, et chacun d’eux devait choisir une personne de notre « groupe d’anciens » (…)

Dans notre duo, pendant les exercices, je m’exerçais d’abord à danser avec un tabouret. Au cours du premier spectacle en public, subitement, j’ai eu un flash, sans aucune préparation. Au moment où je dansais par terre, j’ai eu en un éclair l’image d’un goéland blessé. J’avais ce film 2 chez moi, et je me suis mis à faire le goéland blessé ! Thierry, le chorégraphe, n’a rien dit, il m’a laissé faire. Le jeune professionnel qui dansait en duo avec moi a compris que mon imaginaire avait pris le dessus, et il m’a suivi ; il a fait l’oiseau qui m’accompagnait et on est sorti du plateau, on est passé derrière le rideau en volant tous les deux. Thierry m’a dit alors : « Tu sais, c’est magnifique ce que tu as fait. Je regardais les gens, et ils pleuraient (...) »

 La journaliste de la Provence 3 responsable de la critique culturelle était là. Dans son article, le lendemain, elle a écrit quelque chose comme : « Alain, avec ce regard, ces yeux bleus, ces ailes majestueuses, qui est prêt à prendre son envol pour aller au plafond… » Mais moi, je ne me suis rendu compte de rien. Des amis m’ont dit : « Tu ne nous as même pas regardés... » Pour moi, le public ne comptait plus, non par mépris, mais parce qu’on est complètement dedans…

 

 

Voilà : c’est ça la danse. Il ne faut pas dire : « La danse, c’est difficile ». La danse permet d’exprimer ses émotions par des gestes simples. Si dans la tête il y a une musique, on ne peut en faire n’importe quoi… On se berce, on se caresse… La danse, c’est ni plus ni moins que de l’expression corporelle. Il y a tout un travail, une recherche. Notre troupe de danse, c’est un peu un laboratoire. On est comme des chercheurs sur la danse.  On est aussi des témoins : par exemple, je suis allé ensuite pendant une semaine rencontrer des personnes à l’Institut de gérontologie pour leur présenter notre travail. Je leur ai dit que le corps et l’esprit sont un, ce dont  beaucoup de gens ne se rendent pas compte… Beaucoup de gens disent : « Mais moi, je ne sais pas danser… » Je réponds : « On n’a pas besoin de savoir danser ! » (…)

  La danse, cela fait six ans que nous la pratiquons et nous disons que «danser, c’est prendre un risque ».

Il y a d’abord une préparation physique, c’est la découverte de son corps : l’être humain est sur ses jambes et sur ses pieds, mais au-dessus de sa tête, il est relié au cosmos. Bien sûr, c’est dans le mental, mais notre colonne vertébrale s’allonge grâce au mental. (…) C’est aussi très important de découvrir le corps de l’autre en le touchant. On est « un » même quand on est à deux… Il n’y a rien de malsain à cela… On est un personnage.

Je danse depuis six ans, et j’apprends encore. La danse, pour nous tous, s’arrêtera quand les jambes ne répondront plus…

La danse donne un équilibre, social, mental, physique, qui est difficile à décrire. « Social » : c’est-à-dire qu’on ne perd pas le sens de l’utilité de sa vie ;  on rencontre des copains et des copines. En plus,  on est soi-même créateur de quelque chose ; on va avoir le plaisir de la présenter à des gens, à un public, à des personnes qui vont poser des questions, s’intéresser... Si des questions lui sont posées, c’est que la personne n’est pas isolée. Dans un spectacle, chacun comprend ce qu’il a envie de comprendre. On est chacun acteur de sa propre vie. On est également metteur en scène avec le chorégraphe parce qu’il faut la mémoire pour retenir. Ce travail sur la mémoire a aussi un aspect thérapeutique sur le « mental ». De plus, il faut que la morphologie, les muscles, les nerfs, le « physique », jouent eux aussi(…)

On se réunit pour travailler trois jours par mois, sauf quand on est en spectacle … On fait des mises au point, en visionnant le film des répétitions. Depuis les débuts, certains se sont découragés et sont partis. Nous sommes des êtres humains, avec tout ce que cela peut comporter… On n’a pas à savoir pourquoi… Ils arrêtent en général pour des raisons importantes… Mais on se voit en dehors du travail. On va au théâtre, on va à des expositions, on va au 17 Octobre. Je suis heureux de participer à la Journée mondiale du refus de la misère, c’est cette philosophie qui m’a toujours attiré (…)

Le rapport entre la danse et la dignité, c’est l’esprit. C’est s’exprimer. Lorsqu’on ne s’exprime plus, on perd sa dignité.

Frédéric Flamand, directeur du Ballet National de Marseille, là où viennent des danseurs de tous les pays, nous a vus. Il nous a invités à venir présenter le Sacre du Printemps. Nous étions vingt-six personnes à travailler pour nous approprier cette histoire et toute sa symbolique, à partir de la musique de Stravinski, sur une orchestration dirigée par Pierre Boulez. Nous avons présenté « notre sacre » à la fin de l’année 2010. Je disais aux gens : « Ce spectacle, venez le voir… Vous allez être estomaqués… Vous verrez l’aventure humaine que ça représente. On est vraiment ‘ensemble’ quand on danse comme cela… ».

Avec la troupe, on est aussi allé jouer à Paris, à Creil, dans la Drôme, à Saint-Martin-de-Crau … Le chorégraphe nous répète que nous ne sommes pas des professionnels, mais des amateurs aguerris à la danse, qui s’investissent à fond ; et pour lui, c’est ce qu’il y a de plus magnifique…

Notes de base de page numériques:

1 Thierry  Niang, danseur et chorégraphe, travaille autant auprès d’artistes professionnels que d’enfants et d’adultes amateurs. A  travers de nombreux ateliers et résidences de travail et de création, il investit lieux publics - studio, théâtre, école, hôpital, maison d’arrêt - pour questionner le mouvement dansé et ses représentations.

Jonathan Livingston le goéland,  film américain de Hall Barlett, 1973.

3 Quotidien régional français (Provence Alpes Côte d’Azur).

 

Pour citer cet article

Alain Crépin. «Ne dites pas que la danse est difficile !».

Revue Quart Monde, N°218 - Aux portes de la beauté Année2011. 

Texte original complet par Alain Crépin

 

Alain a déserté le plateau  définitivement à la Noël 2011 pour rejoindre un ailleurs où, paisible, il pourra voler avec tous les oiseaux du monde…

 

 



18/02/2012
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